vendredi 21 novembre 2008

Célestin : callisylve[1]

Texte rédigé par Gérard, mon petit frère forestier en Moselle :

Cette histoire se passe en automne 1981. J’étais tout juste sorti de l’école buissonnière forestière et je découvrais le triage dont on m’avait confié la charge. Je reconnaissais les limites de la parcelle 205 de la Forêt Domaniale de Fénétrange, une belle futaie de jeunes chênes élancés, encore serrés, datant probablement du début du siècle. Les plus beaux sujets mesuraient près de trente centimètres de diamètre et plus de vingt mètres de hauteur. Un curieux bruit attira mon attention vers un endroit précis, où je fis la rencontre d’un personnage étonnant…

C’était un vieillard de soixante dix ans au moins, moustachu, coiffé d’un béret, assis sur un petit trépied en bois. Il taillait des rames de haricot avec un ciseau à deux mains, dans des petits chênes secs qu’il avait alignés près de lui. Il ôtait soigneusement le bois blanc, ne gardant que le bois dur et déjà sombre, épointait les rames aux deux bouts, et les ficelait par douzaine en fagots qu’il disposait contre un arbre. Il travaillait lentement, avec beaucoup d’application, passait la paume de sa main sur les rames pour en vérifier la finition, et quand il les estimait convenables, les liait ensemble avec satisfaction.

Il eut un petit moment de surprise quand il m’aperçut, peut-être un reste des craintes ancestrales que suscitaient autrefois les forestiers, il laissa tomber son couteau à deux mains dans les copeaux, enleva son béret et me dit ces mots, comme pour s’excuser d’être là :

« Bonjour, vous êtes sûrement le nouveau garde, c’est votre prédécesseur qui m’a donné l’autorisation de couper deux trois[2] chênes secs pour en faire des rames, j’ai le papier à la maison, je pourrai vous le montrer, si vous passez chez nous… »

J’avais pris une rame dans la main, pour l’examiner attentivement, et je lui avais dit qu’elles étaient vraiment belles.

« Oh ! Les rames là ! Elles peuvent durer trente ans ! … si on en prend un peu soin ! ». Il avait dit cela avec bonhomie, heureux et fier qu’on s’intéresse à son travail.

Trente ans ! Je souhaitais intérieurement que sa santé lui permette de vivre encore aussi longtemps, et, machinalement, je ramassai le couteau à deux mains pour essayer de tailler une rame… En me regardant, il souriait de mes maladresses et devint plus bavard.

« Ah c’est pas un travail tout facile, mais enfin vous savez, au printemps, on sera fin heureux de trouver des bonnes rames pour nos haricots. Et pis, des chênes comme ça ! Ils sont beaux nem[3] ? ». Voyant que j’approuvais avec respect, il continua :  « Vous savez, j’aime enco-bien venir dans le coupon-là. Et vous savez pourquoi ? Je m’en va vous le dire. Parce que les chênes là, c’est moi qui les ai plantés !». Devant mon étonnement et mon incrédulité, puisque ces arbres ne pouvaient pas avoir moins de soixante ans, il ajouta avec empressement: « Comme je vous le dis ! Je les ai plantés en 1905 avec mon père. Il m’emmenait souvent avec lui au bois, j’avais pas dix ans… ».

Un vertige me prit : combien de forestiers auront encore le privilège de voir leurs peuplements grandir sur d’aussi longues périodes ?

J’appris plus tard que Célestin BOUCHER était retraité des Eaux et Forêts, après avoir été bûcheron plus de quarante ans. Il est mort près de « ses » chênes, à Belles-Forêts en mai 1988 à l’âge de quatre vingt douze ans, et, comme on pouvait raisonnablement s’y attendre, sans pouvoir vérifier si ses belles rames avaient pu servir trente saisons.


[1] Habitant de Belles Forêts, petit village de Moselle, situé dans une clairière de la Forêt Domaniale de Fénétrange

[2] Il avait quand même déjà lié cinq ou six fagots !

[3] nem : n’est-ce pas ? (locution de patois lorrain)

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